À la suite de la condamnation de l’ancien chirurgien à vingt ans de réclusion pour des viols et des attouchements sur 298 victimes, majoritairement mineures, la cour criminelle départementale du Morbihan étudie les demandes d’indemnisation au cours d’audiences rythmées par la technique et l’émotion.
Des manifestants tiennent des pancartes, dont certaines portent les noms des victimes de Joël Le Scouarnec, à Vannes, le 28 mai 2025. LOUISE QUIGNON/DIVERGENCE.
Elle est la dernière à s’avancer à la barre du tribunal de Vannes ce jeudi 4 décembre. Comme nombre d’avocats avant elle, Nathalie Ferreira tient à plaider une dernière fois devant la cour criminelle départementale du Morbihan pour l’épilogue du procès de Joël Le Scouarnec.
Le 28 mai, l’ancien chirurgien a été condamné à vingt ans de réclusion pour des viols et des attouchements sur 298 victimes, commis dans des cliniques où il exerçait entre 1989 et 2014. L’éprouvant procès avait duré plus de trois mois. Désormais, il reste à statuer sur les dommages et intérêts dus aux victimes. Nathalie Ferreira en parle comme d’une « juste compensation ». Le dédommagement de la souffrance, grimacent certains : « Quel montant face à la douleur ? » Ces indemnisations n’effaceront rien. Elles relèvent néanmoins d’une question de respect et de dignité pour nos clients », a clamé Francesca Satta, avocate d’une dizaine de parties civiles, lors de la première audience sur intérêts civils, le 3 novembre.
Devant une salle aux bancs de plus en plus clairsemés, les avocats se relaient pour plaider, les yeux plantés dans ceux d’Aude Burési, la présidente de la cour criminelle du Morbihan. Lors du procès, ils avaient surtout cherché le regard de Joël Le Scouarnec pour le confronter. Mais le « diable en blouse blanche », comme l’avait qualifié l’avocat général, est absent. Il n’a pas souhaité assister à ces ultimes audiences. Le tribunal doit se contenter du souvenir de son souffle de voix reconnaissant les faits, arguant ne pas se souvenir des agressions qu’il avait pourtant consignées dans des carnets, avant de souhaiter aux victimes de se reconstruire.
Ses avocats, qui l’avaient accompagné dans cette repentance, manquent aussi à l’appel. Thibaut Kurzawa a refusé de poursuivre la défense de l’ancien médecin de 74 ans après le suicide, en juillet, de son confrère Maxime Tessier. Pénaliste de 33 ans, ce brillant et empathique orateur avait « permis de rendre le procès acceptable », selon les parties civiles. En sa mémoire, la présidente de la cour criminelle du Morbihan a réclamé d’une voix piquée par les trémolos une minute de silence lors de l’ouverture de l’audience. « Personne n’est sorti indemne de ce procès », souffle-t-elle en séchant ses larmes.
Corentin La Selve et Esther Prouzet, nouveaux conseils du pédocriminel, s’étaient préparés à des audiences techniques ; voilà qu’ils mesurent combien l’émotion imprègne ce dossier. Désignés en catastrophe par les bâtonniers de Vannes et de Lorient (Morbihan), les deux commis d’office écoutent les représentants des victimes réclamer 9 000 euros pour cette enfant devenue femme ayant subi des attouchements, 10 000 euros pour ces parents encore meurtris, 15 000 euros pour cette patiente violée sous anesthésie…
La défense accusée de « chipoter »
Me Cécile Bigre, elle, demande 32 000 euros pour l’une de ses clientes agressée au cours d’une hospitalisation pour une péritonite en 1996. « Depuis, elle souffre de troubles psychologiques et urinaires. Je veux aussi faire entendre le préjudice juvénile, comme la perte d’insouciance et son enfance gâchée. »
Les conseils de Joël Le Scouarnec fouillent alors leurs piles de dossiers pour retrouver celui en question. Me Bigre poursuit : « Je parle d’une petite fille qui souriait avant d’avoir croisé le chemin de Joël Le Scouarnec et qui, après, ne souriait plus. Une excellente élève qui ne l’a plus été. Je parle pour cette enfant tourmentée qui allait aux WC toutes les trente minutes et dont les parents, impuissants, ne comprenaient pas la souffrance. »
Flegmatique, Corentin La Selve conteste la demande et pointe un manque de justificatifs. Voilà la stratégie de défense du pédocriminel, qui n’indemnisera pas lui-même les victimes. Joël Le Scouarnec ne verse qu’une poignée d’euros chaque mois au Fonds de garantie chargé d’assumer le paiement des dommages et intérêts. Il n’empêche : les avocats de la défense font leur travail et traquent l’absence d’un papier, d’une attestation ou d’une preuve d’expertise. Du « chipotage », selon les parties civiles. Corentin La Selve et Esther Prouzet assument : « L’existence de la souffrance n’est pas contestée. Ce qui est discuté, c’est son évaluation. En bas du spectre, on trouve des victimes pour lesquelles les faits n’ont pas eu de retentissement particulier sur leur existence. En haut, celles qui se souviennent de tout et pour qui la vie s’est arrêtée le jour des faits. Pour le milieu, le tribunal doit juger après un examen des pièces et parfois revoir l’indemnisation demandée à de plus justes proportions. »
« Vous n’étiez pas au procès ! On ne va pas mettre en justificatifs tout ce qui a été dit à l’audience », conteste Isabelle Mascrier. Avocate de plusieurs victimes, elle s’arrête sur les noms de ses clients, notamment ceux qui ont témoigné, à l’image de ce pudique agriculteur. « Souvenez-vous de ce monsieur ! Vous avez tous vu sa souffrance. Madame la juge, vous lui aviez même dit : “Peut-être devriez-vous consulter ?” Il avait répondu oui, puis était reparti sur son tracteur. C’est sa façon de tourner la page. Je ne vais pas le forcer à aller voir un psychologue pour un papier. Son témoignage vaut toutes les attestations. »
À tour de rôle, les avocats réclament de la souplesse pour conclure ce procès qui n’a ressemblé à aucun autre. Représentant 16 parties civiles, Louise Aubret-Lebas rappelle la violence de la révélation des agressions que nombre de victimes ignoraient, la médiatisation de l’affaire, ce fleuve qui imposait aux parties civiles « une vie suspendue au délibéré ». Elle plaide la reconnaissance d’un préjudice de crimes et délits sériels, assurant une indemnisation complémentaire de 15 000 euros à chaque victime : « Si Joël Le Scouarnec n’avait pas été un violeur en série, nos clients n’auraient pas été confrontés à un tel dossier. Après les attentats du Bataclan ou l’effondrement de la passerelle du Queen-Mary-2, les avocats ont dû batailler pour obtenir des préjudices spécifiques. Aujourd’hui, votre tribunal doit reconnaître le caractère sériel de cette affaire. »
De nouvelles victimes identifiées
Assise au deuxième rang du tribunal, Manon Lemoine, porte-parole du collectif de victimes du pédocriminel, opine à cette proposition de jurisprudence. Elle pianote frénétiquement sur son téléphone pour décrire les débats sur un groupe WhatsApp consulté par d’autres parties civiles.
Lorsque Laëtitia Mirande, avocate générale, salue un procès hors norme tourné vers les victimes — « je le dis et l’assume » — Manon Lemoine bouillonne d’agacement. Elle dénonce tout l’inverse : « La façon dont les victimes ont été traitées par la justice n’a fait que rajouter des souffrances. Nous continuons le combat afin qu’une justice s’accompagne d’un soin, d’une écoute, d’une réflexion pensée avec et pour les victimes. »
Alors que la cour criminelle du Morbihan a placé ses jugements sur les indemnisations en délibéré au 20 janvier et au 13 février, l’affaire Le Scouarnec est loin d’être close. D’après le collectif représenté par Manon Lemoine, une soixantaine de nouvelles victimes présumées de l’ancien chirurgien auraient été identifiées et entendues par les enquêteurs. Chargé du dossier, le parquet de Lorient refuse de commenter les investigations en cours, mais confirme l’ouverture, en parallèle, d’une information judiciaire contre X des chefs d’abstentions volontaires d’empêcher des crimes et délits contre l’intégrité physique des personnes.
Benjamin Keltz (Rennes, correspondant)
